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Noces de broussailles

La 2e nouvelle que j’ai écrite (1991)

Figurant dans le recueil Les couleurs de la peur, aux Éditions M.E.O. (2021)

Une distinction

Un homme, plutôt paumé, croise son double dans l’escalator du métro. C’est lui, mais à vingt ans, alors qu’il en a quarante à présent. Sitôt en haut, il redescend, il veut le voir, il veut comprendre… Peine perdue, l’autre se moque et s’en va tranquillement.
Bouleversé, l’homme rentre chez lui et rumine cet extraordinaire événement, anxieux de savoir ce qu’il signifie.

Présentation

Pris au piège de la broussaille de ses souvenirs, il s’angoisse. Est-ce la mort, qui a pris ce visage séduisant pour lui signifier que son heure est arrivée ? A-t-il déjà fini de vivre ?

Rangé, très rangé, il menait une vie tranquille et sans saveur, brusquement perturbée par cette apparition fantomatique et pourtant bien réelle, car le gars lui a collé un cuberdon dans la main – un cuberdon, ses bonbons préférés à l’époque !

D’autres souvenirs lui reviennent de cette époque. Certains très heureux. Certains très douloureux. Comme le jour du mariage, si brumeux dans sa mémoire. Que s’est-il vraiment passé ce jour-là ?

Extrait

Je le rattrapai près du kiosque à journaux. Il s'achetait des cuberdons et un magazine porno. Les cuberdons, ce sont mes bonbons préférés. Mais le magazine, jamais. Comment osait-il me faire ça ? Il m'aperçut et parut surpris. Le cœur battant, je m’approchai. Qu'allais-je lui dire ?

Il fouillait dans ses poches pour trouver de la monnaie. C'est alors que je vis sa gourmette. Luigi !… Luigi, c'est mon nom ! Et cette gourmette, c’était la mienne, avec ces lettres déliées penchées vers la droite. Ma gourmette ! Mon cœur se figea. Plus de doute, c’était bien moi. Je me sentis pâlir à mort. Ce n’était pas possible.

Il étala sous les yeux de la marchande agacée une kyrielle de petites pièces brillantes, porta deux doigts à un képi imaginaire. Et ouvrit son paquet de bonbons en s'en allant d'un pas nonchalant, son magazine sous le bras.
- Attendez !
Il s'arrêta, me fit face.
- Qu'est-ce' tu veux, pépère ?

Comment lui dire qu'il était moi ? Qu'il serait ce triste ballot d'ici vingt ans ? Alors qu'il rayonnait d'insouciance et de jeunesse ? Il haussa les épaules, s'envoya un cuberdon dans la bouche et froissa l'emballage en le fourrant dans sa poche.

Je le regardais intensément. Il hésita puis tourna les talons. Il marchait comme un puma sur ses Adidas. Il était beau. Je lui emboîtai le pas. Il se retourna brusquement.
- Écoute, vieux, tu vas me lâcher, oui ?!
Il plongea la main dans sa poche, en sortit une poignée de petits cônes rouges, qu'il s'envoya un à un dans le gosier. La bouche pleine, il marcha sur moi, me prit la main et y plaqua le dernier bonbon. Puis il s’en alla, ravi de son humour.

Je restais là, tout bête au milieu des passants, à le regarder se perdre dans la foule. "Tss", fit une mémère en hochant la tête. Elle devait me prendre pour un pédé. Machinalement, je mis le bonbon en poche et repris le chemin de la surface. J'avais des pieds de plomb, un cœur de plomb, qui sonnait le glas de cette extraordinaire aventure. Le sentiment d’avoir perdu quelqu’un. Un sentiment d’irrémédiable.

À la boutique du coin où je faisais mes achats comme chaque soir, Angèle me demanda en posant sur moi sa grosse main d'épicière :
- Qu'est-ce qui ne va pas, monsieur Carloni ? Vous avez l'air tout chose ?
- Oh, ce n'est rien... J'ai rencontré mon double. Vous savez ce que c'est...La vie est bizarre...
- Oh là là, ne m'en parlez pas ! Des soucis, on en a tous son lot ! Ainsi, moi, tenez...
Et la voilà partie dans une de ces tirades interminables dont les protagonistes étaient invariablement son bonhomme de mari et sa ribambelle d'enfants mal élevés.
- Ah ma pauvre Angèle, vous avez bien du mérite, allez, dis-je pour couper court à ses doléances. Tenez, mettez-moi donc une bouteille de whisky.
Elle me fixa avec insistance :
- Ça va si mal que ça ?

Revue de presse

Se référer à la revue de presse du recueil Les couleurs de la peur.