À quoi tient le destin ?
Nouvelle écrite en 2000
Publiée dans le recueil Crimes à la campagne, collectif reprenant les nouvelles lauréates du concours organisé par la mairie de Chalabre (2008)
Nouvelle noire
Un médecin fraîchement diplômé découvre, dans un endroit désert et idyllique, une jeune femme qui vient d’être agressée, et dont les blessures sont telles qu’il ne pourra que l’aider à mourir. Le plus horrible, c’est qu’elle est enceinte et… nous ne dévoilerons pas le plus horrible, qui fait vraiment froid dans le dos… Disons seulement que sa présence sur place fera soupçonner le médecin d’être l’odieux criminel.
Présentation
Quand l’horreur s’arrête au bord du chemin et que le seul témoin est pris pour le coupable… À lire seulement si vous avez le cœur bien accroché.
Sans doute la nouvelle la plus atroce que j’aie écrite, mais aussi celle qui dévoile le plus les extrémités auxquelles les hommes - ou les femmes - peuvent arriver pour préserver leurs intérêts, au détriment de toute morale et de toute pitié. De l’autre côté, heureusement, il y a des humains qui font honneur au qualificatif « humains ».
Car dans l’homme, on trouve le pire et le meilleur.
Extrait
Je m’arrêtai derrière une voiture garée sur le bas-côté rocailleux pour aller satisfaire dans la fraîcheur du sous-bois un besoin dit naturel et, qui sait, faire un brin de causette avec le quidam qui s’était arrêté là comme moi. J’adore ces rencontres de hasard, qui ne durent qu’un instant et qui restent gravées dans les mémoires, allez savoir pourquoi. Je m’enfonçai dans le sous-bois. L’air sentait bon le pin.
Tandis que j’arrosais consciencieusement les aiguilles sèches en regardant droit devant moi, il me sembla entendre au-delà du chant des cigales comme un gémissement. Couvert soudain par un bruit de pas précipités, un claquement de portière, un moteur mis en route aussitôt. Démarrage brutal qui dérangea l’harmonie du lieu. Raté, pour la causette.
Alors que je me rajustais en cherchant du regard d’invisibles cigales sur les troncs des arbres voisins, j’entendis à nouveau l’étrange plainte. Quel animal pouvait pousser un tel cri ? Intrigué, j’avançai. Prudemment pour ne pas l’effaroucher.
Et d’un coup, ma vie bascula. Une forme féminine était étendue, le nez au sol. Immobile. Une tache rouge s’élargissait entre ses omoplates sur la robe claire. Mon premier réflexe fut d’appeler un médecin. Mais le médecin, c’était moi ! C’était à moi d’agir. Et il fallait faire vite. Le sang coulait dans les aiguilles poussiéreuses.
Je m’approchai, les mains tremblantes. Elle demeurait terriblement inerte. N’eût été ce râle, on aurait pu la croire morte. Le cœur me bondit dans la poitrine. La voiture ! Le meurtrier venait de sauter dedans, et j’étais incapable d’en donner la marque ou le moindre détail. Je maudis ma distraction et m’agenouillai auprès de la malheureuse. J’avais peu d’espoir. L’emplacement de la blessure, l’allure à laquelle la tache s’étendait, l’éloignement de tout centre hospitalier… Tout ce que je pouvais faire, c’est l’aider à mourir. Dernier devoir du médecin, jouer le passeur d’âme…
Elle redressa la tête, la tourna vers moi et souffla quelque chose que je ne compris pas. Elle était d’une pâleur extrême, ses cheveux lui collaient aux tempes. Son regard m’implorait. Si bleu, si perdu. Je me penchai, lui pris la main, presque aussi désemparé qu’elle.
- Qui vous a fait ça ? balbutiai-je. Ne bougez pas surtout.
- Manu… Sauver… bébé… Manu…, fit-elle dans un souffle à peine audible.
Elle respirait avec difficulté. Ses lèvres étaient sèches, aussi blanches que sa robe. Je la saisis par les épaules. Elle se tourna à demi, au prix d’un violent effort. C’est alors que je vis. Je faillis défaillir. L’énorme, l’épouvantable blessure qu’elle portait au ventre, auprès de laquelle celle du dos faisait figure de peccadille… Sa robe était tailladée et le ventre ouvert d’un bout à l’autre. Elle était enceinte et j’apercevais l’enfant au milieu d’un bouillonnement de sang. Abominable. Je croyais avoir tout vu au cours des séances de dissection, des stages en hôpital. Je croyais m’être endurci, mais le passage à une réalité aussi horrible me trouvait aussi épouvanté qu’un gamin de cinq ans. La femme et son mystère, la vie, la mort, le crime, tout me fondait dessus en même temps au moment le plus insouciant de ma vie. Au moment où je relâchais la pression avant de m’y mettre pour de bon.