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Le bonjour d’Alfred

Nouvelle écrite en 2001

Publiée par M.E.O. en 2024 dans le recueil Ainsi va la vie, ainsi va la mort

Si on les appâte convenablement, les gens sont prêts à tout. Et pour ceux qui n'osent pas tenter l’aventure eux-mêmes, il reste le spectacle des autres. Témoin, le succès phénoménal d’un jeu dont le prix était rien moins que le mari idéal ! Mais pour l’obtenir, il fallait passer par une série d’épreuves (publiques) pas piquées des hannetons.

Une distinction

Présentation

Cette nouvelle est une satire humoristique de certains jeux télévisés racoleurs, pour ne pas dire plus.
On s’y amuse, on se révolte, on est dégoûté, on ne voudrait pas être à la place des candidates, qui subissent des choses très peu agréables dans l’espoir de décrocher le gros lot, le bel Alfred !

Extrait

Personne n’avait jamais entendu parler d’Alfreda Jane avant qu’elle ne fasse paraître son annonce dans La Revue Indépendante. En première page, avec photos.

Il faut dire qu’elle avait de quoi surprendre, cette annonce. Alfreda Jane offrait tout simplement son fils en mariage ! Surprenant. Plus surprenant encore, elle l’offrait à une jeune fille laide. La condition sine qua non était la laideur de la prétendante. Jalousie préventive d’une future belle-mère agressée à l’avance par la beauté d’une jeune rivale ? Pas du tout. C’était la volonté du fils. Il la voulait la plus laide possible. Était-il lui-même d’une épouvantable laideur, affligé d’une tare secrète ? Ou extrêmement pauvre et prêt à partager cette pauvreté avec une laideronne, qui n’oserait pas espérer mieux ? Mais non, il était beau, sa photo en attestait, sans l’ombre d’un doute. Beau, riche, diplômé et doté de talents artistiques par-dessus le marché, précisait l’annonce. Le prince charmant qui rêvait d’un crapaud !

Une aubaine pour toutes les jeunes filles laides. Elles sont légion, comme chacun sait. Mais, comme chacun sait aussi, s’il y a peu de très belles femmes, il y a moins encore de très beaux hommes. Et ces phénomènes sont habituellement réservés aux nymphes de la gent féminine, ils n’ont qu’à tendre la main pour sélectionner le premier choix, comme un pêcheur en son chalutier rejette à la mer tout ce qui ne lui convient pas.

Alors ? Pourquoi ce bel homme fixait-il son choix sur une fille disgraciée ? Pour qu’elle ne le cocufie pas à la première occasion ? Car, après le mariage comme avant, les filles belles sont les plus recherchées et les plus exposées. Même pas. Il désirait, d’après l’annonce, « donner sa chance à une fille défavorisée par la nature, histoire de prouver que l’habit ne fait pas le moine, et qu’une enveloppe médiocre peut receler des qualités d’âme exceptionnelles » – ce qui, entre parenthèses, prouvait les siennes, de qualités d’âme.

Voilà le tableau brossé. Faisant pendant à la photo du bel Alfred, un portrait d’Alfreda. Elle, par contre, était loin d’être une beauté. Carrure de déménageur, poitrine basse, bras musculeux et visage plus masculin que féminin, ombré de sourcils massifs sous une chevelure hirsute. La bouche, volontaire et charnue, annonçait la couleur. Cette femme savait ce qu’elle voulait, faisait ce qu’il fallait pour l’obtenir et, apparemment, elle l’obtenait. Car pour avoir un fils aussi beau en étant aussi moche, il fallait qu’elle se soit dégotté un homme extraordinaire. Prouvant par le fait même qu’une femme même très laide peut se trouver un très bel homme.

Mais le tout n’était pas d’être laide. C’eût été trop facile. Il fallait que sous la bogue épineuse, le marron soit brillant. Dans le but de prouver ces qualités hors pair dans tous les domaines, cette force de caractère et cette volonté sans faille, les candidates étaient invitées à passer des tests de sélection. Les finalistes, au nombre de dix, seraient opposées en une finale ludique, publique et médiatisée, afin de rendre populaire le principe de la démarche et de donner espoir à toutes les personnes défavorisées. L’épreuve finale ne serait dévoilée qu’à ce moment-là et promettait bien du plaisir. Car elle se jouerait sous le signe de l’humour et de l’autodérision, prouvant que les candidates ne reculeraient devant rien pour obtenir l’homme qu’elles voulaient. Quitte à se ridiculiser dans un jeu dégradant.

Immédiatement, des foules de filles se précipitèrent aux éliminatoires. Chacune s’ingéniant à paraître plus laide que nature, plus laide que les autres, donnant au besoin un coup de pouce à leur beauté discrète pour la balayer hors champ, un coup de ciseaux dans les cheveux, coiffure punkette, couleur biscornue pour faire le pied de nez à mère Nature, plutôt radine sur la palette couleurs de cheveux. Maquillage outrancier et de préférence dans les tons insolites genre vert olive et aubergine, quelques griffes, une cicatrice, une verrue pourquoi pas, sur le bout du nez… Par un phénomène inverse de ce qui se passe habituellement, même les pas trop moches, les presque belles, les passables, potables, baisables s’ingéniaient à se prétendre laides. Quitte à redevenir belles une fois l’anneau au doigt et le bellâtre au bras…