Ah ne me parlez pas de cravate
Nouvelle écrite en 2004
Publiée par M.E.O. en 2024 dans le recueil Ainsi va la vie, ainsi va la mort
Nouvelle-quiproquo
Primée lors du concours de nouvelles de l’année 2008 et publiée par le Village du Livre de Cuisery.
Une nouvelle mettant en scène un gamin confronté à la fabrication d’un cadeau artisanal, comme on en fait à l’école, et qui sont toujours si… charmants. Chaque membre de la famille y met son grain de sel. Et le cadeau arrive à naître. Ne reste plus qu’à l’offrir. Mais là, justement… ça coince.
Présentation
De quiproquo en quiproquo, on arrive à fabriquer une drôle de cravate. Mais ce que va découvrir le gamin n’est pas drôle du tout. Ni le petit message qu’il va trouver, et qui le fera tomber de haut.
Ce jour-là, son enfance en a pris un coup. Il n’oubliera jamais.
Écrite dans le cadre du Colloque sur la Cravate en 2004, cette nouvelle a été finaliste au Prix de la nouvelle Gaston Welter en 2004, à Talange.
Extrait
Ah ne me parlez pas de cravate ! Je n’en porte jamais. Outre que ça me donne l’impression d’avoir la corde au cou, il m’est arrivé une mésaventure navrante dans ma jeunesse.
Mon père était représentant en cravates. Je baignais donc dans la cravate du matin au soir tout au long de l’année. Ce n’étaient que collections de ces inutiles fanfreluches, qui me semblaient désespérément semblables d’une année à l’autre. Mon père s’évertuait à nous démontrer le contraire. En fait, son rêve secret, c’était de créer sa propre collection.
Nous avions un voisin serbo-croate, si taciturne que je ne l’avais jamais entendu parler et que je me demandais même s’il n’était pas muet. Mon père ne l’aimait pas. Ma mère le prenait en pitié et en parlait comme d’un enfant à protéger. Moi, je ne voyais qu’une chose, c’est qu’il ne portait pas de cravate. Chemise blanche et costume sombre, sans cravate, c’était choquant. Aussi, quand notre institutrice nous proposa de concevoir et de réaliser un cadeau pour la personne de notre choix, ai-je décidé d’offrir une cravate à mon Serbo-croate.
Elle nous distribua deux mini-fiches. Sur la première, nous devions inscrire notre idée de cadeau et sur la deuxième, le matériel que nous jugions nécessaire pour le fabriquer. J’inscrivis donc sur la première « Cravate pour le Croate », et « soie » sur la deuxième. Elle releva les fiches et nous les rendit après la récréation. Elle avait gribouillé en rouge sur ma cravate et biffé ma soie pour la remplacer par feutre et liège. Je demeurai interdit. Qu’elle ait corrigé ma cravate, soit, je n’avais pas la prétention d’être un champion d’orthographe. Mais une cravate en feutre et liège me semblait pour le moins bizarre. Comme je lui demandais pourquoi le liège, elle eut cette réponse surprenante : « C’est plus solide et c’est moins cher. Et si tu en faisais deux, ce ne serait pas mieux ? »
Deux ? Pourquoi deux ? Et pourquoi si solides ?! Mon Serbo-croate n’était tout de même pas un sauvage, même s’il venait du côté des Carpates. Je lui en fis la remarque. Elle me répondit : « Des Quatre Pattes ? Mais même à quatre pattes, ça s’use vite, tu sais ! » Et elle s’en alla, très satisfaite de sa plaisanterie. Ça s’use vite, une cravate ? Ce n’était pas l’avis de mon père, qui pestait contre les gens qui les gardaient vingt ans ! Comme les adultes ont toujours raison, je cherchai comment rendre acceptable une cravate en feutre et liège. Quelques décorations très fines, peut-être, en forme de croissant de lune ?
Arrivé à la maison, je posai mes deux fiches sur la console de l’entrée pour que ma mère les voie et fasse les achats nécessaires. Et je me plongeai dans mes devoirs en attendant son retour du boulot.
Je l’entendis rentrer, déposer sac et parapluie. Puis marquer un temps d’arrêt, sans doute pour déchiffrer mon message gribouillé de rouge. Elle me cria :
- Drôle de cadeau, non ? Tu crois qu’il bat le beurre ? En tout cas, tu ne brilles pas par l’orthographe, mon pauvre loulou. Madame non plus d’ailleurs, il faut deux t. Quant à l’idée du feutre, c’est ridicule ! Il faut que ce soit imperméable. Où avez-vous la tête ?
Elle pense donc qu’il bave, le Croate, et qu’il lui faut de l’imperméable ? Là-dessus, ma sœur sort de sa chambre, je l’entends se dandiner sur ses claquettes en bois, s’arrêter et s’esclaffer :
- Tu crois qu’il porte ça, le Croate ? Il a les cheveux longs, mais quand même, c’est pas une fille !
Toujours aussi idiote. Elles le sont toutes, mais ma frangine a le pompon ! Je sors pour lui claquer le beignet, elle rentre précipitamment chez elle et s’enferme.