L’ogre du terril
Nouvelle écrite en 2007
Publiée par M.E.O. en 2024 dans le recueil Ainsi va la vie, ainsi va la mort
Qui aurait pu imaginer que la fête du terril tournerait ainsi ? Certainement pas le vieux Cyprien, l’échevin qui avait organisé cette course pour les enfants sur le terril de l’Ogre. À qui planterait le premier son drapeau au sommet… Son petit-fils Jonas était son favori, évidemment.
Mais il semble avoir disparu. Et Cyprien, parti à sa recherche, fera une drôle de rencontre là-haut, qui lui rappellera un passé oublié, un passé tragique, qu’il croyait définitivement enterré.
Présentation
Une nouvelle tragique, malgré l’ambiance de départ.
Une fête bon enfant autour du terril, roi du quartier, souvenir du travail de générations de mineurs, devenu colline verte au cœur du Pays noir. Tout ce qu’ils ont hâlé à la force des bras sert aujourd’hui, jour de fête, à amuser les enfants en leur offrant une course-escalade.
Mais l’un des enfants ne reparaît pas après la course, et les recherches demeurent vaines. Son grand-père, Cyprien, continue les recherches à la nuit tombée, avec un éclairage de fortune, car le terril est plongé dans le noir. La terre se venge aujourd’hui pour tout le charbon qu’on lui a arraché au fil des ans, aujourd’hui, elle lui arrache son gamin, son petit. Il n’a peur de rien, Cyprien. Pourtant, quand surgit une voix, d’une ombre qu’il ne voit pas, il se dit que la légende disait vrai. L’Ogre existe bel et bien. Mais c’est un homme bien réel, qui lui rappelle de terribles souvenirs. Et l’enfant, qu’est-il devenu ?
Extrait
Il a fait chaud toute la journée et le soir n’apporte aucune fraîcheur. Au contraire, le terril cumule et reflète la chaleur du jour. Les visages luisent et la buvette ne désemplit pas. Arrive Babette, la maman de Jonas, agacée. Elle interpelle son père.
- Jonas, on ne le verra pas de sitôt. Faut pas l’attendre, crois-moi.
- Il a peut-être rencontré l’ogre, suppute un des gamins en roulant des yeux ronds.
- Je crois qu’en fait d’ogre, il a surtout rencontré son père, qui est venu le chercher, grommelle Babette. C’était son week-end cette semaine. Il voulait bien me laisser le gamin pour qu’il participe à la course. Mais pas une minute de plus. Déjà qu’il n’était pas chaud pour ce jeu…
- Ton mari n’a jamais été chaud pour rien de ce que je faisais ou proposais. C’est un ours, ce n’est pas pour rien que vous avez divorcé. Priver Jonas de sa coupe, tu m’avoueras que c’est mesquin. Le gamin a dû lui dire qu’il est arrivé le premier, tu penses !
- C’est vrai, ce n’est pas chic. Passe-moi la coupe, je la lui donnerai…
- Ce n’est pas la même chose ! Il n’aura pas la gloire, les applaudissements. Recevoir sa coupe des mains de sa mère entre les quatre murs d’une cuisine…
La coupe en toc reste donc en carafe, dévoilant publiquement les mésententes conjugales de Babette et de son ex, un de Bruxelles, qui n’avait jamais rien compris à ce lien profond qui lie les habitants de la surface à leurs racines ancrées au profond de la mine. La mine, c’est leur univers. Le terril, la pointe émergée de l’iceberg, le mât de leur navire immobile, ancré dans son passé.
La fête a continué sans Jonas. Cyprien a ouvert le bal avec qui voulait, puisqu’il est veuf. Il a valsé et piétiné pendant des heures. Mais le cœur n’y était pas. Il imaginait le pauvre gosse se morfondant chez son père en pensant à sa coupe.
Toute la journée du dimanche, Babette a résisté à la tentation d’appeler son ex. À la fin, n’y tenant plus, elle compose son numéro.
- Alors, Coco, qu’est-ce que tu dis de ton fils ?! Il a gagné la course !
L’ex s’appelait Corentin mais elle l’a toujours taxé de ce diminutif qui l’exaspérait à double titre. Communiste ou perroquet bavard ! Il n’était pas de ce bord-là, et ne se sentait rien de commun avec un volatile.
- Il est arrivé le premier ! insiste Babette.
- Ah ?
- C’est tout ce que tu trouves à dire ? Tu ne l’as pas félicité ?
- J’aurais eu du mal.
- Pourquoi ? Ça n’est pas assez brillant ?
- Ce n’est pas la conquête de l’Everest !
- Il aurait été content d’avoir sa coupe.
- Il ne l’a pas eue ?
- Il ne t’a pas dit qu’il était malheureux de ne pas l’avoir reçue ?
- Il aurait eu du mal à me le dire, je ne l’ai pas vu.
- Comment, tu ne l’as pas vu ?! Tu n’es pas venu le chercher ?
- C’est toi qui devais me l’amener après la course.
- Tu plaisantes ? fait Babette d’une voix blanche.
- Ne me dis pas que notre gosse a disparu !?Ah il va m’entendre, ton père ! Avec ces sornettes d’un autre âge ! Faut appeler la police tout de suite!