Santa Madonna
Nouvelle écrite en 2007
Publiée par M.E.O. en 2024 dans le recueil Ainsi va la vie, ainsi va la mort
Une vraie madone, cette jeune fille qu’on a amenée à l’Ospedale generale Santo Spirito. Elle a été violée mais ne se souvient de rien, et n’a pas prononcé un mot depuis son arrivée.
Ou plutôt si : elle prononce trois mots, toujours les mêmes, et très mystérieux. "La settima grana". La septième graine. Et elle la regarde, cette graine dans le creux de sa main, comme si elle priait la Madone… Les médecins sont perplexes.
Le viol a porté fruit mais elle a refusé avec énergie l’avortement thérapeutique, les deux mains posées sur le ventre, en protection.
Présentation
Une jeune fille violée lors de sa fuite après avoir subi un choc psychologique dans son foyer. Deux traumatismes successifs, et elle ne se souvient ni de l’un ni de l’autre. Blocage complet. Elle séjourne depuis des mois en milieu hospitalier, et s’y trouve bien, entre Salvina, l’infirmière, et Ricardo, le médecin qui l’a prise en charge, et qu’elle voit presque comme des parents.
Elle est enceinte, mais n’a aucun souvenir du viol subi.
Depuis son arrivée, elle n’a prononcé que trois mots, toujours les mêmes, en regardant cette grosse graine marquée d’un point jaune, trouvée dans la poche de son jeans, et qui pourrait être un indice - bien maigre, et difficile à décrypter.
Un jour, un coin du voile se déchire devant une couverture de magazine, et les souvenirs affluent peu à peu. Mais est-ce vraiment une bonne chose ?
Extrait
Son nom. Si elle pouvait se souvenir de son nom, que de portes s’ouvriraient ! Mais ce petit Sésame se refusait à elle. Rien. Elle ne se souvenait de rien.
Rien avant l’infirmière Salvina penchée sur elle, comme une maman. Premier souvenir, le sourire de Salvina… Docteur, Docteur, elle est revenue à elle !
Deuxième souvenir, l’arrivée du Docteur Ricardo, tranquille, confiant. Sa voix lente, son regard brun, sa main sur le pouls, et ses questions.
Pour elle, c’est comme un peu comme des parents… Les seuls qu’elle ait, puisque les autres, les vrais, sont ensevelis dans la boue de sa mémoire et ne se sont jamais manifestés… C’est qu’ils sont morts. Ou se désintéressent d’elle. Personne ne la réclame. Pire qu’un chien perdu.
Heureuse ici, d’un bonheur fade, primaire, qui lui convient. Mais rien à dire. Blocus. La parole n’existe pas plus pour elle que pour un bébé.
Et ce bébé dans son ventre ? Il doit avoir un père. Un géniteur. Quel vilain mot ! Elle préfère croire qu’il est venu de rien. Comme elle.
On lui a dit que ce serait un garçon. Ça lui a fait un drôle d’effet. À cause du viol peut-être. On lui a dit qu’elle avait été violée. Pour la faire réagir, réveiller les souvenirs, les circonstances du viol, son identité.
Peine perdue. On lui a décrit le lieu où on l’avait trouvée… Elle n’en avait gardé aucun souvenir. Aucun traumatisme apparent. Rien. Qu’un bébé. Et ce bébé, c’est tout ce qu’elle avait désormais.
Un corps sans mémoire. Et un bébé à naître. Passé effacé. Futur inconnu. Présent duveteux et douillet… Ne pas penser, ne pas souffrir. Vivre.
Penché sur elle, Giovanetti, le chef du service, tente encore de lui éveiller l’esprit. De remonter le temps.
- Cette graine, la septième graine. Pourquoi ce point de peinture jaune sur la graine ? Qui l’a fait ? Toi ? Pour la distinguer des autres ? Des six autres ? Où sont-elles, les autres ? Souviens-toi ! Où les as-tu vues, ces graines ?
- Vous la saoulez, Docteur. Elle n’y arrive pas, vous voyez bien.
Cette graine, la fille sans nom l’avait trouvée au fond de la poche de son jeans. Tout au fond. Les vêtements qu’elle portait à son arrivée à l’hôpital pendent inutiles dans son placard. Un jour, elle les avait enfilés, espérant peut-être enfiler sa mémoire ? Mis les mains en poche. Et tout au fond, cette graine… qui ne lui rappelait rien.
Le docteur Giovanetti met fin à sa visite. Pour lui, la cause est entendue, c’est une cause perdue. Mais elle ne semble pas s’en tracasser. Elle affiche une sorte de sourire serein, comme détachée de son problème.
Pas trop envie de retrouver la mémoire, peur-être, cette manne douloureuse qui doit être emplie de linge sale. Plutôt se la couler douce à l’Ospedale San Spirito, se laisser vivre, tranquille, née du Saint Esprit, avec des parents nourriciers pour prendre soin d’elle. Elle s’approche de la fenêtre… Vue sur le Tibre. Magnifique. Il s’étire paresseusement comme une immense bête glauque au soleil. Vagues moires de lumière sur l’eau, qui glisse et coule, anonyme, toujours la même et toujours différente. Les bateaux lents sur l’eau. Et sur les routes, les voitures, à toute allure.
Le fleuve… Elle sait qu’elle l’a franchi en ambulance. Parce qu’on le lui a dit. Les malheurs se sont passés de l’autre côté du fleuve.
Elle quitte la chambre, en serrant son peignoir de coton sur sa poitrine. Un tour dans les couloirs, dans les salles d’attente. Se distraire. Se balader. Voir du monde. Passer le temps. Elle s’assied dans une salle d’attente au hasard, et observe un petit garçon, qui feuillette d’un air très sérieux un magazine. Il y en a toute une pile sur la table. Elle se penche, furète, en déplace quelques-uns, distraitement. Et se fige, l’œil fixe.
Ce visage. En couverture d’un vieux magazine écrasé sous les autres. Elle le connaît, ce visage. Submergée d’émotion, elle se lève. Le magazine lui tremble dans les mains. Le gamin lui lance un coup d’œil étonné et s'exclame, en voyant la photo :
- Oh, moi, cette dame, je la connais ! J’ai été chez elle avec ma maman un jour… Elle est pédicure à domicile, ma maman !
La fille saisit sa boîte d’allumettes et en sort la graine. Elle a du mal à respirer. La vérité est là, toute proche. Qui est cette femme ?
- Montre… dit le gamin. Oh moi aussi, j’ai des graines comme ça. Je les ai prises chez la dame. Mais j’ai pas pris celle qui avait une tache jaune. Je l’aimais pas, celle-là. Elle s’est fâchée, la dame, elle m’a poursuivi dans la rue en criant et puis elle est tombée. On s’est sauvés, avec Maman !
Pourquoi ce sentiment de terreur soudain ? Terreur et bonheur mixés, entremêlés, mélangés ? Insupportable bouillon déchiqueté d’émotions. Des souvenirs, en vrac, en avalanche, qui l’écrasent. Elle arrache le magazine des mains du gamin et se sauve.