Avec ou sans l’amour
Nouvelle écrite en 2018
Reprise en partie dans le récit Ces trous dans ma vie, édité par M.E.O. (2019)
Petite réflexion sur le vécu d’une femme après le décès de son compagnon de vie. Comment concilier le bonheur d’avant avec un éventuel bonheur d’après ? L’amour a-t-il encore sa place ? Ou est-il mort avec l’homme mort ?
Présentation
Une femme fait le point sur sa vie. Elle est veuve, et se sent tiraillée entre son compagnon décédé et son envie de connaître encore le bonheur d’être deux.
Dans quelle mesure est-ce encore possible, dans quelle mesure en a-t-elle le droit ? Le droit d’être une femme appelant l’amour, brisant, par le fait d’un nouveau couple, la fidélité à l’ancien ?
La souffrance de la perte de l’amour est augmentée par la souffrance de ne pas pouvoir le vivre à nouveau, car on ne remplace pas quelqu’un par quelqu’un.
Extrait
Elle regardait pleurer la pluie sur le carreau…
Les gouttes, solitaires, s’agglomérant soudain pour dégringoler dans la rigole. Drôle de couple, un couple de gouttes. Pas viable apparemment. Pas de goutte veuve. Elles s’assemblent et meurent à deux.
Elle, elle l’était, veuve. Son homme avait coulé dans la mort. Elle était restée seule sur le carreau.
Et elle l’était toujours. Seule.
Refaire sa vie ? Drôle d’expression, refaire sa vie. Comme si on pouvait refaire ce qui n’est plus ! On s’en fait une autre, de vie. On la poursuit, goutte à goutte, jour après jour, sa vie. Mais la rattrape-t-on ? Elle fuit sans arrêt vers la mort. Vers le mort, l’homme perdu, à qui tout nous rattache. La mort ne dissout pas le couple. Elle le suspend. Le vaporise. Le met en attente. En points de suspension dans l’air… En pont suspendu au-dessus du gouffre.
Les gouttes, sur la vitre, continuent à dégouliner à deux, en zigzaguant tristement.
Une veuve a-t-elle le droit d’être heureuse ? D’aimer encore ? Sur le fil du rasoir, entre chagrin et bienséance, entre goût de vivre et peur de vivre, déchirée entre passé et avenir.
L’idée de trahison plane, comme un vautour. Plus on a été fidèle, plus l’ombre est grande. Jusqu’à cacher le soleil.
A-t-elle encore le droit d’être une femme ? Bien sûr, direz-vous, c’est ce qu’elle est ! Oui. Mais c’est une femme marquée, stigmatisée. Une femme plus tout à fait comme les autres.
Elle est libre mais… elle a un passé. Un casier. Un statut.
Elle porte la marque du malheur. Qui sait si elle ne porte pas malheur ?
Quelle place pour elle ? Entre les veuves indiennes, qui montent sur le bûcher - ou se font éliminer proprement par la belle-famille - et les veuves joyeuses, qui brisent joyeusement les tabous, quelle place pour une veuve sérieuse, entre la fidélité à l’homme perdu et l’envie, le besoin d’amour, aussi vital pour elle que pour les autres ?
Après le déchirement, le difficile rééquilibrage de sa vie et l’apprentissage de la solitude, elle y pensait parfois, fugitivement, à un homme qui prendrait pied dans sa vie, qui y ferait racine, qui l’envelopperait d’amour. Fugitivement. Presque coupable d’oser l’imaginer… Sa mère était restée veuve plus de vingt ans, cantonnée dans sa solitude austère, et pas question d’y déroger. Question de principe.
Elle y pensait parfois, à se retrouver aimée. A ce bonheur d’être deux.
Mais quand elle regardait les hommes, détaillait l’un après l’autre les mâles présents, en se demandant lequel d’entre eux, a priori, elle pourrait accepter, supporter, lequel elle pourrait envisager à ses côtés, elle renâclait, elle reculait. Aucun, jamais, ne trouvait grâce à ses yeux. Trop jeune, trop vieux, trop moche, trop différent, trop déplaisant, trop n’importe quoi.