La nef des fous
Roman
1989
Inédit
Présentation
Titre initial : La folle
Autre titre : Les brûlés
Odile et Géry, couple hors normes, aux antipodes l’un de l’autre, liés par la haine, dans une relation dominant-dominé exacerbée.
Entre eux, Anabelle, leur fille adoptive, que chacun entend façonner à son image. Lui, veut en faire un ingénieur. Elle, veut la préserver du démon de la chair, dont elle se préserve violemment elle-même.
Triangle épineux.
Chacun porte un passé douloureux, les fantômes du passé ne sont pas loin et reviendront les tourmenter de façon inopinée.
Non-dits. Secrets inavouables. D’autres triangles se dessineront en cours d’histoire. Des voiles seront levés.
Les tensions s’exaspèrent quand la fille devient femme et que Géry se l’approprie sans scrupules. Et quand des éléments extérieurs s’en mêlent, qu’Anabelle tente d’échapper à l’emprise de ses parents, les choses empirent pour elle, qui va se retrouver enfermée, et pour longtemps, dans un destin peu enviable. Elle fera tout pour en sortir malgré les entraves, volontaires ou involontaires, qu’on lui oppose, quelquefois avec les meilleures intentions du monde – car certains veulent vraiment l’aider.
Personnages extrêmes, situations extrêmes, actes ignobles, retournements de situation, relations complexes contribuent à créer une atmosphère étouffante dans ce roman affreux, où la fiction en vient à dépasser le réalisme ordinaire, en une sorte de fable illustrant de manière exacerbée un enchaînement inexorable de causes et de conséquences.
Quitte à frôler la caricature et la nausée...
On y croit ou on n’y croit pas. Mais si on accepte de s’y plonger… on est pris dans la nasse et on va jusqu’au bout !
Extrait
Malgré son nom ridicule, Géry Floche n'avait rien d'un guignol. C'était un homme intraitable. Il n'avait jamais été beau, mais l'âge l'avait rendu inexorablement laid, rides affaissées, regard vaseux. Un dos voûté et une silhouette fatiguée lui grignotaient dix bons centimètres. Sa formation d'ingénieur le faisait voir comme un esprit supérieur.
Mêle-tout, froidement emporté, il parlait fort, l'index levé, le pouce en revolver, et se faisait un point d'honneur d'avoir toujours raison. Ses connaissances se résumaient à une foule de formules restituées à mesure des besoins. Son bagage était fait une fois pour toutes. Rien de neuf ne pouvait y entrer. Rien de neuf ne pouvait en sortir. L'intelligence du cœur lui était étrangère, et ses airs supérieurs annonçaient clairement ce qu'il pensait des autres.
Il était nanti d'une petite femme efficace, complètement dominée par son acerbe mari. Odile était l'humus qu'il foulait aux pieds. Un appendice attaché à sa personne, entièrement dévouée à son caprice.
Ils habitaient une villa cossue du côté de Genval et Géry menait grand train pour la galerie, voiture de luxe et green anglais, dans un fouillis de buissons fleuris. Mais il rechignait à la moindre dépense domestique. La maison était à peine chauffée, il restreignait à mort le budget nourriture et vêtements, ne s'accordait ni sorties ni distractions. Aucun livre, aucun disque aux Toits bleus. L'austérité était de rigueur, le mobilier d'une simplicité monacale, pieusement ciré par Odile.
L'efficacité réglait tout le comportement de Géry. Loisirs, vacances, sorties, autant de temps perdu. Sauf une vingtaine de jours en juillet, pour amortir le bateau. Car il possédait un bateau, ancré à Monaco. Balade annuelle, récompense d’une année de labeur. Il passait pour un homme bien, quoiqu'il ne fréquentât plus l'église depuis le jour où un pape avait osé s'en prendre au sacro-saint latin de son enfance. Il tenait des discours humanitaires tant qu’il ne fallait pas mettre la main à la poche. Il ne manquait pas d'argent cependant. Mais plus il en avait, plus il en voulait. Son grand plaisir était de faire fructifier son bien. Il pouvait discuter fric pendant des heures. Odile hochait la tête en pensant à autre chose. Tant qu'il pérorait, elle était tranquille. C'est qu'il avait la langue pointue, et elle était sa cible favorite, la serpillière qui épongeait ses humeurs, quand elles étaient mauvaises.
Deux pôles gouvernaient la vie de ce charmant monsieur. Travail et télé. Il s'informait. Un homme de sa condition se devait d'être informé. Journal parlé, cours de la Bourse, émissions politiques, économiques, scientifiques… Quand il ne comptait pas, en tête-à-tête avec sa calculette, il statuait devant l’écran, un journal déplié sur les genoux, pour ne pas perdre un instant de son précieux temps. Odile n’existait plus. Mais elle ne s'en formalisait pas.
Il faut dire qu'Odile aussi était un personnage. Son visage ingrat pesait comme un Carême. Crâne étroit surplombé d'un plumet de cheveux, front persillé de points dits de beauté, petits yeux pochés, nez busqué, bouche charnue, menton lourd et cou plissé. Le corps par contre était agréable à regarder, svelte et bien proportionné. De sorte qu'on avait l'étrange impression en regardant Odile qu'elle portait un masque. Pire, qu'on lui avait greffé ce visage en punition de quelque faute secrète.
Coincé dans ce crâne étroit, l'esprit était plus qu'étriqué. Elle vivait comme une moule à l'abri de ses valves. Toujours vêtue de gris, elle espérait faire oublier les charmes d’une silhouette avantageuse. L'amour lui répugnait, car il aboutissait fatalement à cet acte de chair qui l'épinglait comme un insecte, ce tribut à payer aux démons pour que naisse la vie. Au début du mariage, elle y avait consenti pour avoir l'enfant dont elle rêvait. Mais les démons ne l'avaient pas exaucée. Elle était demeurée stérile malgré sa bonne volonté et trois neuvaines à l'Enfant Jésus.
Odile avait viré bigote. Toujours en prières et en superstitions, les murs de sa chambre tapissés d'images pieuses. Un prie-Dieu de velours devant un Christ au visage torturé supportait ses interminables suppliques. L’odeur de bougie avait imprégné les rideaux, le dessus de lit crocheté et les murs tendus de toile bistre. Un chapelet de buis pendu au-dessus du lit achevait de donner à la pièce l'aspect d'un sanctuaire.
Géry avait déserté la chambre de sa femme depuis longtemps. L'amour dans ces conditions… Impossible. Il avait remplacé sa triste moitié par quelques filles dites de joie. Question d'hygiène. Pas de maîtresse attitrée, un bon chrétien ne se le permet pas. Mais si sa femme ne cuisine pas, il va au restaurant. Si sa femme n'entretient pas son linge, il le porte à blanchir. Si sa femme ne remplit pas le devoir conjugal, il est délié de la promesse de fidélité et bien obligé de compenser. Ce n'est pas lui qui a tort, c'est elle. Et il est déjà bien bon de ne pas la répudier, car elle l'oblige à vivre dans le péché.
Vous vous demandez ce qui a pu rapprocher deux êtres si opposés? C'est un des mystères de l'esprit humain, que deux êtres se repèrent et s'accrochent l'un à l'autre avec une obstination suicidaire jusqu'au jour où la mort les sépare.
Géry avait ses habitudes. Quelques filles, au hasard des vitrines. Il leur était fidèle et les retrouvait le soir après le travail, vivant sans arrière-pensée son infidélité coutumière. L’idée d'une quelconque dépendance lui faisait hausser les épaules. Quand il éprouvait le besoin de changer, il arpentait les quartiers chauds, comparant les charmes des unes et des autres. Une fois son choix fixé, il ne revenait plus sur sa décision. Sauf en cas de force majeure. C'est ainsi qu'il avait dû renoncer à une certaine Linda, qu'on disait atteinte de syphilis, et à une charmante Pauline, qui s'était fait mettre enceinte comme une novice par Dieu sait qui.
La présence de ce harem lui permettait de ne pas perdre un temps précieux. Cinq filles, une pour chaque jour. Elles l'attendaient, elles connaissaient ses goûts et s'y conformaient avec toute la bonne grâce des femmes vénales. Évidemment, ces prestations grevaient son budget. Mais la santé n'a pas de prix et un bon équilibre sexuel est le pilier de la santé... Cette pratique quotidienne, qu'il assimilait à une hygiène de vie, lui permettait de garder la forme. Dans son métier, c'était nécessaire, car il fallait pouvoir régler illico tous les problèmes et garder la main haute sur un personnel toujours prêt à discuter.
Ne pouvant satisfaire son mari sur ce point, Odile s'efforçait de combler au moins l'estomac de Géry et sacrifiait de longues heures à ses casseroles, s'ingéniant à préparer des repas savoureux malgré le maigre budget qui lui était alloué. Bonne ménagère, elle glissait d'une pièce à l'autre, frottant par ci, lavant par là, muette, servile, chagrine. Vivre lui était difficile. Elle songeait quelquefois à la mort, qui la délivrerait de ce corps trop beau, de ce visage trop laid, de ce perpétuel déchirement.
Mais la religion interdisait d'attenter à la vie. Dieu donnait la vie, même si elle arrivait par un moyen du diable. Et ce que Dieu donnait, on ne pouvait le dédaigner sous peine de damnation. L'enfer, pour Odile, était pavé de seins pulpeux, de sexes lumineux, hanté par des démons en rut qui poursuivaient les âmes des damnés pour les damner davantage.
Elle sentait qu'il restait à Géry du désir pour elle, d'autant plus vivace qu'il était légitime. Un tison, qui ne demandait qu'à se rallumer. Dans la crainte d'un sursaut, elle remerciait les putes, qui prenaient le péché à leur compte, étrangement tributaire de ces créatures associant sexe et argent, qui la fascinaient par le poids de péché qu'elles avaient sur le dos.
Elle tolérait donc les turpitudes extraconjugales, qui la délivraient d’un devoir pénible. Qu'il assouvisse ailleurs ses instincts ! Elle, faisait son devoir, priant pour ce mari qui se damnait jour après jour. Pendant qu'il s'adonnait à son plaisir, elle passait une heure en prières pour racheter la faute et bien montrer à Dieu qu’elle ne mériterait pas la colère divine qui s'abattrait un jour ou l'autre sur leur toit.
En fait, elle se sentait secrètement supérieure à son mari. Par sa vertu, qui lui conférait une auréole de sainteté. Par la connaissance intime qu'elle avait de cet homme. Tout le monde connaissait l'ingénieur Floche, sa surprenante capacité de travail, sa réussite éclatante. Mais elle était seule à connaître le revers de la médaille. Derrière ce profil social irréprochable, la face cachée, boueuse de son Géry.
Une haine routinière les liait l'un à l'autre, les soudant comme une colle à froid. Odile n'imaginait pas de vivre avec un autre. Ce qu'elle connaissait de son homme, elle le supposait vrai de tous. Géry, quant à lui, se félicitait d'avoir à domicile une femme qui s'occupait de tout sans se plaindre de rien. Un peu rétive du côté de l'oreiller. Mais avec ce visage, n'était-ce pas préférable ? Si, devant ces yeux de singe, ce nez proéminent, ce cul de poule charnu, il allait être soudain frappé d'impuissance ?
Il aimait recevoir. Odile pas. L'idée d'introduire chez elle des étrangers la hérissait. Elle craignait de ne pas être à la hauteur, de décevoir Géry, et fantasmait qu'en guise de représailles, il la prenne de force, brisant d'un seul coup des années de chasteté. Elle détestait d’autant plus les visites qu’il exigeait qu'elle se fasse belle, qu’elle porte une robe décolletée mettant en valeur cette poitrine qui la gênait. Il lui faisait dissimuler sous une perruque son plumet de cheveux et la regardait se maquiller à petits coups de pinceaux maladroits.
Ainsi parée, Odile en arrivait à avoir une personnalité, et plus d'un invité trouvait à son hôtesse un charme étrange. La laideur n'est pas une tare. Il suffit de savoir la porter. Et ces soirs-là, 1'éclat des yeux farouches sous les boucles fauves ranimait dans le cœur de Géry des désirs oubliés, et il rêvait d'ébats enflammés devant un feu de bois. Odile lisait le désir dans ses yeux, le rose lui montait aux joues, ajoutant à son charme soudain.
Sitôt les invités dehors, elle se précipitait dans sa chambre pour ôter sa défroque, se frottait le visage, et Géry la voyait revenir sans masque, en peignoir, la joue rouge et l'œil terne. Son désir s'éteignait, tout rentrait dans l'ordre. Odile reprenait son rôle, Géry reprenait un verre. Puis ils se séparaient sans un mot. Il s'en allait dormir. Elle prenait son chapelet, jugulait ses émois, dans l'espoir d'une nuit sans ces rêves érotiques que le diable lui envoyait parfois pour troubler son repos.
Il croyait avoir sur elle un pouvoir absolu, sans s’avouer que cette modeste femme pouvait aussi l’amener où elle voulait. Ainsi, quand après deux ans d'essais infructueux et trois neuvaines à l'enfant Jésus, Odile avait décrété que leur couple était stérile et qu'il fallait se résoudre à l'adoption, il avait déclaré qu’il n’en était pas question. C'était naturellement Odile qui portait la responsabilité de cette stérilité. Qu’elle se fasse une raison. Pas d’enfant !
Mais elle avait plongé dans la dépression avec d'autant plus de facilité qu'elle avait une propension naturelle à la neurasthénie. Elle avait pâli, maigri, dépéri avec une telle conviction qu’il s'était alarmé et avait fini par céder. À condition que l'enfant soit fille et soit blanche. Pas question d'adopter un coloré. Qu'au moins cet enfant ait l'air d'être à lui. Pas question non plus d'admettre sous son toit un autre homme.
Il avait le cœur bien sec pour devenir papa. Pourtant, ce que personne n'avait jamais pu faire, la petite chose fragile qui entra aux Toits bleus allait y arriver. Contre toute attente, Géry Floche ressentit une sorte d’émotion au contact de l'enfant et l’engloba dans le halo des choses qui faisaient sa fierté. D’abord indifférent, laissant sa femme jouer à la poupée, il avait fini par vibrer à son tour devant les yeux candides qui le dévisageaient.
Ce furent quelques années de neutralité, chacun campant sur ses positions dans une paix relative garantie par la présence d'Anabelle. La petite fille n'avait pas de passé mais elle avait un nom. Abandonnée sur les marches d'un orphelinat, comme dans les romans du XIXe siècle, elle portait au cou une médaille ovale. Géry ne voulait pas de ce nom, qui semblait l'indisposer fortement, mais Odile avait été intraitable. L'enfant s'appellerait Anabelle. Ce nom, c'est tout ce qu'elle possédait.
La vie d’Odile n'avait été qu'une suite de déboires. Orpheline, elle avait vécu entre une tante irascible et trois vauriens de cousins, avant de foncer tête baissée dans un mariage rapide censé la délivrer. Elle voulait donner à cette petite fille ce qu’elle n’avait pas eu le bonheur de connaître, une vie familiale heureuse.
Ils auraient pu faire la paix autour du berceau. Mais le fossé était un océan, et on ne comble pas un océan. On ne se voit même pas d'un continent à l'autre.
Et voilà la petite Anabelle plongée dans ce vivarium douteux pour des années…
Elle était ravissante, Odile s'en inquiétait, se méfiant de la beauté comme de la peste, et s'était efforcée de soulager l'enfant de ce fardeau trop lourd. Ne dit-on pas « la beauté du diable » ? Anabelle qui, avec ce prénom, ce physique et un esprit éveillé, semblait promise à un avenir de rêve, Anabelle est devenue la fille d'Odile.
Timide, étriquée, bourrée de complexes, elle s'est doucement effilochée. Elle a grandi sans jouets, inutiles. Sans livres, superf1us. Sans amis, indésirables. Un regard entre deux tresses, une paire de chaussettes blanches sous des jupes plissées. Anabelle Floche, surnommée « ah la belle Cloche » à l’école.
Petit mannequin de cire, modelé à coups de serpe par Géry, à coups de crucifix par Odile, consciente des tensions entre ses parents, elle rêve au prince charmant. Elle sait qu'elle est adoptée, son père lui rappelant trois fois par semaine comment il l’a ramenée de l’orphelinat avec sa petite médaille. Elle ne peut s’empêcher de penser à la mère qui lui a mis cette médaille au cou et puis l’a abandonnée.
Au seuil de l’adolescence, elle se sent plutôt moche, bête, empotée. Elle se méfie des gens et spécialement des hommes. Ils ont le diable au corps, dit sa mère. Et son père ? Ferait-il exception ? Comment peut-il rabrouer sans cesse sa femme si dévouée, cette sainte, qu'elle essaie de prendre pour modèle ? Pourrait-elle deviner que sa mère n'est pas l'ange de douceur servile qu'elle parait ?
Au seuil de l’adolescence, Anabelle attend...